Faire, faire bien et faire simple

Dans notre "société des chefs", on rêve tous d'en être un. Dès que notre agenda se remplit de réunions, on pétille de fierté, alors que savoir faire quelque chose de ses mains est juste bon pour les perdants. Il est temps de battre en brèche cet idéal, mais aussi de rappeler que les "chefs" tels qu'ils existent dans nos sociétés occidentales, sont d'abord des incompétents.

Oui, ce n'est pas juste quelques mots provocateurs lancés au détour d'une colère. C'est une réalité simple et factuelle, l'étendue de l'incompétence étant évidemment variable selon les cas.Mais d'abord, entendons-nous sur ce terme d'"incompétence". Il est assez évident que sur le court terme et de manière purement égoïste, un chef peut éventuellement se déclarer "compétent" dans le sens où il est individuellement capable de s'en tirer mieux que d'autres. On pourrait discuter de la réalité de cette réussite, en prenant en compte des facteurs non quantifiables comme la sérénité, la réussite familiale, etc, mais on peut s'en tenir à la seule réussite matérielle pour le moment. Il n'en reste pas moins que cette réussite n'est qu'individuelle, nullement collective, nullement au bénéfice de la communauté. Il ne s'agit pas de compétence au sens du bien-être commun.

On pourrait alors m'opposer que certains font réussir leur entreprise, donc ceux qui s'y trouvent. Tout d'abord, ce n'est toujours pas une réussite au sens de la communauté dans son ensemble. Les adeptes de la théorie du ruissellement peuvent arrêter leur lecture ici. Pour ma part je constate que l'idée même de ruissellement, ou encore des premiers de cordée, est une insulte à l'ensemble des malchanceux. Il s'agit d'abord là d'une vision du monde très arrogante, mais très répandue, consistant à dire que sa réussite propre est dû à son seul mérite, ce qui est évidemment faux. Le fait même de naître plus intelligent, ou plus travailleur, est une chance. Si cela n'excuse pas tout, ceux qui l'ont, devraient rester humbles. La vie, d'ailleurs, s'amuse parfois à le leur rappeler.

Ensuite, elle consiste à dire qu'un éventuellement ruissellement matériel (qui reste largement à démontrer, voir connu pour être inexistant) pourrait tout justifier. Or, dans une société composée d'une très riche minorité avec les plus pauvres un peu moins pauvres qu'ailleurs, il n'en demeure pas moins que le pouvoir est au mains des premiers, démocratie ou pas, et qu'à partir de ce moment là on peut tout aussi bien déclarer que les seconds pourraient juste être des esclaves ou des serfs, du moment qu'ils ont le confort de vie considéré comme la norme et la liberté de consommer. Ce monde ne m'intéresse pas et oui, tous ceux qui le défendent sont mes ennemis.

Pour revenir donc aux chefs qui soit disant font réussir leur entreprise au profit de tous, cela reste donc un conte qu'on raconte eux écoliers soit pour leur faire espérer d'en devenir un, soit pour leur faire accepter leur sort futur de petits esclaves aux services des génies.

Ceci étant dit, il y a plus grave. J'ai toujours été sidéré par l'incroyable absence apparente d'alternative aux chefs de ce monde. Prenons Renault, pour parler actualité: ils ont un mal fou à trouver le bon gars. Puis, s'ils réussissent à mettre la main dessus, il est extrêmement peu probable, voir impossible, qu'il se loupe. Si les choses vont mal, c'est la faute du marché. S'il réussit, c'est évidemment son génie. Son seul mérite sera donc d'avoir fait la bonne école (où je rappelle que l'origine sociale est essentielle), d'avoir un énorme carnet d'adresses et de vivre de la compromission permanente. Car le carnet ne suffit pas, encore faut-il rendre en permanence service aux autres, quitte à toujours choisir en priorité sa caste, au détriment de la compétence, voir de la légalité. En cela, les écoles de commerces les plus sélectives sont l'exemple par excellence du putréfiant entre-soi, surtout pour les chefs qui ont raté le premier train (en France, principalement Polytechnique et ENA).

Regardez simplement la notion de stratégie en entreprise: des "génies" se mettent à en échafauder une, tous les six mois de préférence, comme ça ils donnent l'impression de s'adapter en permanence (ce qui donne les réorganisations perpétuelles, un jeu de cirque permettant par ailleurs de laisser un espoir à tous et faire rire les autres). Puis ils se jettent dans la roulette du Casino qu'est le Marché. Accessoirement, pour les plus gros, ils sont la banque. Pour les autres, un coup de chance peut arriver, sinon ce sont les employés qui vont trimmer  pour écoper dans le bateau qui coule (souvent même 10 à 20% d'entre eux seulement, mais c'est un autre sujet). Au pire, le Dieu Marché les achève et là, évidemment, c'est  la faute d'un concours de circonstances.

Je fais le pari qu'on prendrait au hasard un gars un peu au fait de ce que c'est le fonctionnement de la boîte (et il y en a toujours une bonne poignée), il ne ferait pas pire. C'est vraiment une expérience à tenter, mais que personne ne tentera. C'est un truc de rigolo ça. Eux autres, les gens sérieux, sont là pour empêcher le n'importe qui, vous comprenez. Mais les clowns ne sont pas ceux qu'on pense, bien évidemment. Car il y a bien pire !Rappelons brièvement la vie d'un chef. C'est un gars pour qui sa famille ne représente qu'un temps très faible dans sa vie. Il compensera en donnant à ses enfants toutes leurs chances dans ce monde de brutes: école, cours particuliers, conseils de connaisseur du système, ambition infinie, arrogance d'identification à la caste etc.

Du point de vue du bien commun, fabriquer des machines à s'occuper de sa pomme, ce n'est déjà pas très reluisant. Mais ce n'est pas fini.

C'est aussi un gars qui passe tout son temps focalisé sur la même chose: faire semblant d'être utile, accessoirement écraser quelques autres pour se faire mousser. Car n'oublions pas que tous les chefs tirent leur gloire des décombres des ennemis. Du temps, alors, il n'en a plus pour l'essentiel: apprendre la Vie. Combien de chefs savent-ils faire quelque chose de leur mains ? Combien de chefs ont-ils une culture minimale, autre que celle mondaine ou encore celle hyper-spécialisée de leurs besoins concrets de brasseurs de vent ?

Peut-on connaître le monde sans savoir travailler de ses mains ? Peut-on comprendre la mécanique si complexe de la Vie, de la société, des interactions avec les autres sans en permanence lire et apprendre ?Certains ont plus de talents que d'autres et une intuition certaine, les rendant compétents malgré tout. Mais dans un monde de chefs, combien sont-ils ? Et ne sont-ils pas alignés sur la médiocrité de leurs congénères tout simplement par confort ? La caste des chefs se plaint ironiquement de la médiocrité ambiante, se pensant au-dessus, presque par naissance. S'il y a bien un pan de la population gangrené par elle, c'est bien leur groupe d'incompétents.La solution ? Faire et donner la prime à ceux qui savent faire.Dans toutes les entreprises que j'ai connues, plus elles étaient grandes, moins il était facile de trouver des gens sachant faire à des postes de décision. Il n'est pas rare que même les postes de responsable technique soient occupés par des purs blablateurs.

La réussite actuelle de la Chine est aussi à considérer sous cet aspect. Certes, il n'y a aucune limite au sacrifice chez les travailleurs Chinois (sacrifice que je ne souhaite à personne). Certes, il y a l'histoire des coûts. Mais, pour avoir travaillé un temps avec des entreprises de ce pays, il m'est apparu évident que la quantité et le rôle de ceux qui font sont largement différents de ce qu'on perçoit chez nous. En leur faveur.

La "société des chefs" est en train de nous anéantir, nous rendant incapables de maintenir le système technologique que nous avons mis en place. Certains croient encore que le pouvoir financier va nous sauver, mais cela fait un moment que nous sommes devenus des nains, surtout en Europe. Au delà du monde différent que je défend, il est temps de renverser la vapeur même pour ceux qui défendent le capitalisme comme seule alternative, faute de quoi nous sommes condamnés à un effondrement immédiat, bien plus rapide qu'un effondrement global éventuel.